Partage d’expérience
Brice Lefaux, Vétérinaire, directeur du Parc zoologique et botanique de Mulhouse, auteur.
« Pour moi, le management est le point clé si l’on veut avoir un réel impact sur le bien-être animal. Sans implication et participation des soigneurs, rien ne peut fonctionner. »

Peux-tu nous parler de ton parcours pour commencer ? Un parcours atypique !
J’étais vétérinaire en poly activité, aussi bien pour les chiens et les chats que pour les vaches, un peu partout en France, principalement en Alsace, vers Strasbourg, Paris, puis dans la Manche. Ensuite, j’ai fait un Master 2 en écologie de la conservation, ce qui m’a permis d’aborder la génétique et la biologie des populations. Cela a complété ma formation vétérinaire, où j’avais déjà suivi des cours d’éthologie. D’ailleurs, ma thèse vétérinaire portait sur la comparaison des expressions faciales chez les capucins, un sujet purement éthologique.
Après huit mois d’études, j’ai compris que l’éthologie n’était pas pour moi, mais cette double formation était extrêmement enrichissante. C’est à ce moment-là que j’ai rencontré Pierre Gay, et j’avais l’intention d’intégrer le monde des zoos, sans en faire nécessairement mon métier. Mon objectif était de travailler avec la faune sauvage dans son milieu naturel.
Pierre Gay, fondateur et directeur du Bioparc de Doué-la-Fontaine, m’a donné l’opportunité de développer la clinique vétérinaire du parc, qui n’existait pas encore. J’ai ainsi pu mettre en place des soins vétérinaires sur site, commencer à former des vétérinaires, gérer les studbooks et intégrer davantage de science au sein du parc zoologique. J’étais assez à l’aise pour encadrer des masters en éthologie, notamment sur les premières évaluations des comportements. Je me souviens d’un travail réalisé avec une étudiante : nous avions conçu un tableau sectorisé permettant d’impliquer directement les soigneurs. Cette expérience m’a marqué et m’a également permis de voyager, tout en restant impliqué dans la conservation en milieu naturel.
Puis, une opportunité s’est présentée : prendre la direction du Parc de Mulhouse. J’ai fait le grand saut avec ma famille et suis resté directeur du parc pendant 14 ans ! Pendant cette période, j’ai continué à développer la conservation au sein du parc, en renforçant le lien avec les EEP (Programmes Européens d’Élevage) et la conservation en milieu naturel. Nous étions déjà en avance sur le concept de conservation intégrée, qui s’est structuré au fil des années.
J’ai également eu l’occasion de voir les équipes évoluer, suivre et développer la charte éthique du parc, et d’introduire Akongo. Dès les premières années, avec Benoît Quintard (vétérinaire du parc), nous avons dédié un budget spécifique au bien-être animal, d’abord orienté sur l’enrichissement des animaux. Chaque secteur avait un budget alloué à l’amélioration des enrichissements, et nous avons mis en place une évaluation comportementale de ces derniers. Cela a permis d’aller encore plus loin dans cette démarche, et il y a eu une véritable progression entre 2010 et 2024.
À partir de 2013, j’ai mis en place une véritable stratégie de communication pour le parc. Cela nous a permis d’obtenir une visibilité nationale dans des médias comme Radio France, France Inter, Le Monde et Le Figaro, consolidant ainsi notre notoriété. Plusieurs documentaires ont également été tournés sur le parc, ce qui était un atout majeur pour l’agglomération.
Malheureusement, ces deux dernières années, avec l’apparition de m2A (Mulhouse Alsace Agglomération), je n’ai pas réussi à m’adapter à leur mode de fonctionnement, avec lequel j’étais en inadéquation.
« Aujourd’hui, je suis toujours mon cœur, jamais ma tête »
Mon objectif a toujours été clair : ce que nous faisons en tant que citoyens doit avoir un impact sur la biodiversité. Aujourd’hui encore, je poursuis cette mission.
J’ai souhaité mettre à profit mon expérience (et non une prétendue expertise, car je ne me considère pas comme un expert) au service des parcs zoologiques, afin de les aider à développer des stratégies de conservation globales. La conservation est un pilier fondamental, mais de nombreux parcs ont encore des progrès à faire. Heureusement, ils en sont conscients, et je suis là pour les accompagner dans cette démarche.
En parallèle, je travaille bénévolement pour des ONG et des fondations, où j’apporte également mon expérience. Ce qui compte pour moi, c’est d’avoir un impact réel. On peut se battre et dépenser beaucoup d’énergie, mais si l’on ne fait pas les bons choix stratégiques, on n’avance pas.
Avec le temps, j’ai acquis une bonne vision de ce qui fonctionne réellement en conservation, et de ce qui, à l’inverse, est inefficace.
Quand tu étais directeur, qu’as-tu mis en place pour le bien-être animal (BEA) et qu’est-ce qui, selon toi, aurait pu fonctionner mais n’a pas pris ?
L’action d’un directeur de parc ne peut pas être révolutionnaire dès son arrivée. Il faut d’abord réaliser un diagnostic pour évaluer les niveaux de compétences et comprendre la situation existante.
Lorsque je suis arrivé à Mulhouse, j’ai constaté que les équipes étaient très proches des animaux, ce qui m’a surpris, car je n’avais pas observé cela dans d’autres parcs. Un autre point positif était que, malgré des infrastructures loin d’être exceptionnelles, les primates et les ongulés étaient en très bonne condition. En revanche, certains animaux comme les félins et les gibbons présentaient des problèmes de bien-être.
Dès mon arrivée en tant que directeur adjoint, j’ai été encouragé par la demande spontanée des équipes pour obtenir des budgets dédiés aux enrichissements. C’était un bon signe ! J’ai alors décidé d’abandonner les évaluations traditionnelles des équipes pour mettre en place des entretiens annuels basés sur des objectifs, avec une approche plus humaine. Mais dès qu’on touche à l’opérationnel, les choses se compliquent.
J’ai voulu instaurer un programme d’enrichissement ciblé, en tenant compte des spécificités de chaque animal et en misant sur les compétences des soigneurs. Cela n’a pas fonctionné. Dans un système pyramidal structuré et rigide, imposer une méthode ne marche pas.
À Doué-la-Fontaine, par exemple, je pouvais aller aider les soigneurs sans problème, c’était normal. À Mulhouse, c’était inconcevable : cela aurait été mal perçu et dénigré. La chaîne hiérarchique était un véritable obstacle.
Deux principaux freins : la hiérarchie et les compétences. La hiérarchie était un frein à l’implication des équipes.Les équipes avaient des connaissances théoriques, mais il manquait une approche réflexive et évolutive. Il y avait une différence entre « Je fais comme ça parce que j’ai toujours fait comme ça » et « Je sais pourquoi je le fais, car j’ai appris et évolué. »
Pour pallier cela, j’ai introduit des étudiants en éthologie pour évaluer le comportement et le bien-être animal (ours polaires, primates, félins). Malheureusement, il n’y a pas eu de véritable échange avec les soigneurs. Les étudiants réalisaient leurs études, partaient, et rien ne changeait sur le terrain.
Dès 2013-2014, j’ai senti monter un mouvement anti-zoo, notamment sur la question du bien-être animal et de la transparence. On entendait souvent « le directeur ne veut pas que… », ce qui montrait un manque de clarté dans la communication interne.
C’est ainsi qu’est née l’idée d’une charte éthique sur le BEA (bien-être animal) : tout écrire, clarifier les engagements, les faire respecter, et s’assurer que les actions mises en place correspondent bien aux principes énoncés. Cela a bien fonctionné au niveau hiérarchique supérieur, mais pas auprès des équipes de terrain, qui percevaient cela comme une contrainte.
Dans un système très pyramidal avec des connaissances essentiellement théoriques, nous avons essayé de créer un groupe de travail sur l’enrichissement et le bien-être… Ce fut un échec.
En parallèle, suite à cette charte éthique, j’ai découvert un article sur les “5 domaines” du bien-être animal. Pendant trois ans, j’ai insisté auprès de Benoît pour mettre en place une évaluation du bien-être animal. Avec Amélie (Akongo), nous avons enfin pu concrétiser cette démarche !
Nous avons créé un environnement prêt à accueillir une entreprise spécialisée, avec un budget dédié au BEA et à l’enrichissement. Et là, ça a vraiment fonctionné ! L’implication des soigneurs a été nettement plus forte, et un important turnover au même moment a aussi permis d’avancer plus facilement.
« Pour moi le management, c’est la clé du bien-être animal »
Pour moi, le management est le point clé si l’on veut avoir un réel impact sur le bien-être animal. Sans implication et participation des soigneurs, rien ne peut fonctionner.
Par rapport à l’actualité, avec la loi sur le bien-être animal de 2021, que penses-tu de l’avenir des parcs animaliers face à l’émergence du mouvement anti-captivité ?
Non, ces ONG ne travaillent pas pour le bien-être animal. Leur combat est radicalement opposé à la captivité, avec pour objectif à long terme la fin de la captivité et de l’élevage.
J’ai tendance à dire : chacun son rôle. C’est une richesse démocratique d’avoir des voix divergentes, et il faut le reconnaître. Cependant, ce que je constate en tant que professionnel, c’est que ces associations ne prennent pas suffisamment en compte le bien-être animal. Mais elles ont fait bouger les lignes.
Si l’on veut être intelligent sur ces sujets, il faut se concentrer sur l’amélioration du bien-être animal. La profession doit avancer dans ce sens, en s’appuyant sur des méthodes scientifiques et non sur des réactions émotionnelles.
Il est essentiel de réévaluer les ISP (International Species Plans) : pour certaines espèces, si malgré des efforts constants nos installations ne permettent pas d’améliorer leur bien-être de génération en génération, alors il faut peut-être envisager d’arrêter leur élevage en captivité.
Il est également crucial d’expliquer et de communiquer avec le grand public. Tout le monde sait que nous aimons nos animaux, mais la science participative permet d’intégrer le public dans cette réflexion. C’est une approche extrêmement intéressante, même si elle a un biais (ce sont principalement les personnes déjà favorables aux zoos qui y participent). Elle permet néanmoins de montrer que tout est une question d’équilibre.
Les ONG militent pour tout interdire, mais un compromis peut être trouvé. Par exemple, je ne mange presque plus de viande pour des raisons écologiques, mais lorsque j’en consomme, je veux savoir d’où elle vient. J’apprécie aussi la relation entre l’humain et l’animal, y compris en élevage. Ce que je déteste, c’est l’élevage intensif.
De la même manière, il faut trouver un juste milieu pour les parcs animaliers : ne pas tout bouleverser radicalement, mais évoluer intelligemment.
Les ONG défendent une vision idéalisée du monde animal, une belle utopie, mais je ne pense pas que ce soit une approche réellement efficace pour améliorer le bien-être animal.
Pour toi, conservation et bien-être animal vont forcément ensemble ?
Le premier rôle d’un parc zoologique, c’est la préservation, suivie de la sensibilisation.
Comment veux-tu sensibiliser une mère qui visite avec son enfant aux enjeux climatiques si elle voitun ours polaire tourner en rond dans un enclos en béton ? La première émotion doit être positive.
Lorsque nous présentons des animaux, notre raison d’être est de provoquer une émotion positive, car c’est elle qui génère une inspiration, un questionnement, voire un sentiment de responsabilité. C’est aussi le rôle des animateurs pédagogiques, des panneaux d’information et des soigneurs qui interagissent avec le public. Mais si la première émotion est négative, tout s’arrête là.
Nous avons cette chance unique d’accueillir un public extrêmement varié, qui ne vient pas forcément pour la conservation, mais que nous pouvons amener à s’interroger sur des enjeux sociétaux.
Quel autre acteur parle du cercopithèque de Roloway ? Personne. Pourtant, c’est le primate le plus menacé d’Afrique. En dehors des institutions zoologiques, ce sujet n’existe pas. Sans visiteurs dans les zoos, il n’y aurait pas de financements pour les associations qui protègent ces espèces.
Quand quelqu’un va au cinéma pour un blockbuster, il y va pour le film, pas pour la façon dont il a été tourné. C’est pareil avec les zoos : tout le monde ne vient pas pour la conservation, mais cela ne signifie pas qu’ils ne peuvent pas y être sensibilisés une fois sur place.
C’est pour cela que j’aimais les petits-déjeuners au zoo : on y recevait même des anti-zoo, et l’échange était possible.
« On grandit en rencontrant des gens qui ne sont pas d’accord avec nous. »
Tout ce que nous faisons doit avoir du sens, et ce sens, on le trouve dans la conservation. Nous ne sommes plus là juste pour montrer des animaux, nous avons une expertise, une responsabilité.
La conservation est aussi une économie privée. Si demain, il fallait remplacer les 5 millions d’euros que les parcs zoologiques investissent chaque année dans la conservation sans le soutien des visiteurs, tout s’effondrerait.
On peut débattre de notre capacité à convaincre les visiteurs, mais une chose est certaine : sans bien-être animal, il n’y aurait plus de visiteurs dans les zoos.
Qu’est-ce qui t’a convaincu de devenir vétérinaire ?
En 2018, j’ai donné un cours à l’AFSA sur la conservation des primates. J’ai posé une question aux soigneurs : “Qui est entré en zoo pour sauver les animaux ?” Sur 150 personnes, seulement 10 ont levé la main.
Mais quand j’ai demandé : “Qui est entré en zoo pour faire en sorte que les animaux soient bien ?”, cette fois, les 150 mains se sont levées.
Je ne me suis jamais vraiment posé la question de devenir vétérinaire.
En terminale, j’ai paniqué parce que je ne savais pas comment y parvenir. Je ne viens pas d’une famille scientifique, et c’est ma prof de maths qui m’a dit : « Inscris-toi là. »
La première fois que je suis allé chez un vétérinaire de ma vie, c’était pendant ma première année d’études vétérinaires. Heureusement, ça m’a plu !
Dès mon plus jeune âge j’ai développé une passion pour le vivant et la recherche de sens
Ce que j’aimais, c’était comprendre le pourquoi.
« Pourquoi les primates nous ressemblent-ils autant ? Pourquoi les fourmis adoptent-elles tel ou tel comportement ? Comment fonctionnent les choses ? »
J’avais besoin de trouver du sens dans ce que je faisais.
Mon attachement aux animaux est né avec ma chienne Lily, quand j’étais plus jeune. J’avais un lien très fort avec elle. Elle n’était jamais allée chez le vétérinaire… jusqu’à son dernier jour.